Enfants habillés par D&G ou Karl, égéries tout juste sorties de la crèche, mini-icônes de mode dont le style est scruté à chaque apparition en public… La mode, et à fortiori le luxe, décline désormais le concept d’Haribo : c’est pour les grands et les petits. Analyse.
Hier encore on évoquait un marché de niche. Pourtant la mode pour enfants, nouveau terrain de jeu des marques de luxe, est en plein baby boom : multiplications des lignes, souvent sous licence, mais aussi des collections et des boutiques… Ce segment, qui représentait en 2011 5% du marché mondial du prêt-à-porter de luxe (selon le site Les Echos) et 1,9 milliard d’euros (d’après le cabinet d’études Eurostaf), est en pleine expansion, avec une hausse de 8,5% des ventes en valeur en 2011.
De Kenzo à Lagerfeld

Du coup, depuis les années 2000 les marques de luxe ont, une à une, investi le secteur. De Kenzo à Dior en passant par Burberry, Gucci, Fendi et plus récemment Karl Lagerfeld, les grandes maisons ont toutes lancé des collections en petit format. Seules Chanel et Saint Laurent font de la résistance. En 2009, l’habillement de haut de gamme/luxe pour enfant en Europe représentait 3,5 milliards, selon Global Industry Analysts. Entre 2010 et 2011 ce ne sont pas moins de 13 maisons qui se lancent et les ventes s’affolent, avant d’accuser, en 2014, un léger recul dû à la crise. Mais rien de durable : le secteur devrait à nouveau connaître de très beaux jours à l’aube de 2017, selon les experts qui tablent sur la reprise économique, mais aussi l’essor de la tranche démographique des moins de 15 ans. Surtout que la tendance du mini-me ne se cantonne pas aux vêtements. Les bijoux, avec la créatrice Aurélie Bidermann qui s’associe à Bonpoint, les chapeaux avec la mythique Maison Michel et ses mini-bibis, mais aussi la communication avec des égéries qui comptent encore sur leurs doigts (dont des enfants de célébrités comme Romeo Beckham chez Burberry). Et, last but not least, la presse spécialisée retombe en enfance, comme en France avec les magazines Milk (depuis 2003) ou Doolittle (depuis 2009).

Romeo Beckham, égérie Burberry en 2014.
Il était une fois
Une tendance qui a vu le jour il y a plus d’un siècle déjà, en 1897 précisément. C’est cette année-là que nait la petite Marguerite. Sa mère, qui n’est autre que Jeanne Lanvin, en fait sa muse. Et en créant des tenues pour sa fille, elle initie le concept de mode enfantine. En 1957, Grace Kelly, princesse de Monaco, demande à Christian Dior d’élaborer une garde-robe pour sa fille Caroline, avec des vêtements au style couture. L’idée germe et dix ans plus tard, la première boutique pour enfants de Dior ouvre ses portes, avenue Montaigne. En 1975 néanmoins, le dressing de l’enfance manque encore d’originalité. On pense pratique. C’est là que la marque Bonpoint, fondée par Marie-France Cohen et son mari Bernard, intervient. Ces derniers s’inspirent de tendances internationales, imaginant une mode pour enfant chic et élégante.
Mais si Lanvin, Dior ou Bonpoint ont préparé le marché, le boom que connaît la mode enfantine depuis une dizaine d’années est du à la convergence de plusieurs facteurs économiques et sociologiques, mais aussi démographiques.
A vos marques, prêt, achetez !
Ainsi, le dynamisme de la natalité dans les pays développés et dans les nouveaux marchés ciblés par les marques de luxe (notamment au Moyen Orient) explique en partie cet essor. Le poids de plus en plus important des enfants et ados dans la décision d’achat –c’est le fameux “enfant prescripteur”– et une fascination grandissante pour le luxe sont autant d’éléments décisifs. Sans parler de l’apparition de la figure du « kidster », un enfant faiseur de tendances qui maitrise la mode aussi bien que les réseaux sociaux, s’amusant allègrement entre grandes enseignes, créateurs, griffes haut de gamme et marques de luxe. Dans une société où l’on s’expose chaque jour davantage en mettant son image en vitrine, la valeur « marque » compte de plus en plus, et de plus en plus jeune.
Une ado férue de Gucci ? On ne s’en étonne plus. Aujourd’hui, force est de constater que l’influence des marques a dépassé le terrain de l’adolescence. C’est désormais dans la cour de récré qu’on assiste à un vrai défilé de mode, subventionné par des parents qui cèdent à cette chasse à l’esthétique et au style. Hudson Kroenig –filleul de Karl Lagerfeld– en est la preuve, du haut de ses six printemps et d’une carrière de mannequin débutée à trois ans… Les « mini-fashionistas », ces enfants habillés à l’image de leurs parents –Suri Cruise ou North West chez les célébrités en sont les exemples les plus connus– deviennent ensuite de véritables mini-icônes glorifiées sur Instagram, comme Willow Smith.

Hudson Kroenig à la Cruise 2016/17 de Chanel à Cuba.
Miroir, mon beau miroir…
Mais l’intérêt accru des juniors pour la mode et l’offre de plus en diversifiée n’expliquent pas toute l’ampleur du phénomène. C’est bien plus ancré, plus social. Il y a d’abord les changements dans la structure familiale, avec plus de couples divorcés et de familles monoparentales déterminées à alléger une culpabilité malgré tout inscrite dans les mentalités. Comment ? En gâtant un maximum l’enfant, avec le plus beau, le meilleur.
Surtout, depuis les années 70, la place conférée à l’enfant a radicalement changé. Véritable trésor, socle de la famille, il est à la fois son noyau et son miroir. Il se doit de refléter à l’extérieur, aux yeux de tous, le statut social de la famille. « Les enfants sont plus gâtés qu’avant. Cela se vérifie pour les cadeaux de naissance« , déclarait Chrystel Abadie Truchet alors qu’elle était présidente du directoire de CWF au journal Le Monde. Ils sont « dans les pays matures, comme dans les pays émergents, le miroir social de la famille« . D’où cet attrait pour le premium, la marque de luxe garante d’une élégance et véritable ticket gagnant. Avec toujours en marge, les marques purement enfantines : elles sont contraintes de mettre les bouchées double question style alors que leur savoir faire est en général supérieur.
Un marché porteur, donc? Définitivement. La part du budget familial utilisé pour les enfants augmente chaque année et se révèle moins affecté en temps de crise.
Un enjeu d’enfant
Cette course à l’enfance s’explique d’ailleurs par la mauvaise passe relative que traverse l’industrie du luxe taille adulte. Cessions (Donna Karan est la dernière en date), rachats et valses des créateurs sont autant de signes montrant que le secteur est, sinon en crise, du moins en plein ajustement à de nouvelles habitudes de consommation. « La mode pour enfants est un amortisseur de la crise. Elle résiste mieux aux aléas du marché » affirme Eric Vallat, PDG de Bonpoint (groupe EPI) au journal Le Monde dans un article consacré au sujet. Les maisons l’ont bien compris. La mode pour enfants étant très technique, elles confient leur ligne enfantine à des groupes (Groupe Zannier, Simonetta, Atlana,…) qui ont éprouvé la recette. Notamment le géant – et leader avec 160 millions d’euros de chiffre d’affaires – Children Worldwide Fashion (CWF). Ce dernier compte dans son portefeuille Burberry, Boss et Little Marc Jacobs, pour ne citer qu’eux, en plus de son réseau propre L’Atelier de Courcelles. Le modèle de la licence permet aux maisons de bénéficier du savoir faire du licencié et d’être présents sur le marché en limitant coûts et risques. Et à l’exception d’Armani, Sonia Rykiel, Dior (depuis 2006), Gucci ou encore Ralph Lauren –qui opèrent leur activité en direct–, tous font appel aux licenciés.
Cependant, si toutes les marques de luxe veulent « faire de l’enfant », toutes ne le peuvent pas. En effet, l’échec de certaines, notamment Missoni en 2010, prouve que pour plaire aux petits il faut être –très– connu chez les grands. Un univers marqué, un ADN fort, une notoriété établie, un rayonnement large, quatre éléments de taille pour faire la différence sur ce marché fortement convoité. Il faut en effet séduire trois cibles : un éventuel entourage acheteur occasionnel, l’enfant usager et prescripteur, et enfin, le parent acheteur.
Telle mère, tel it-kid

Alors, sont-ce les créateurs qui font les yeux doux aux enfants, ou les parents qui succombent à la tentation de transposer leurs fantasmes vestimentaires sur leur progéniture ? Et bien, un peu des deux! Avouons-le, quand on évoque le prêt-à-porter de luxe pour enfants on s’imagine forcément des modèles iconiques en petit format, comme une mini-veste Bar. En fait, l’offre se scinde en deux : certaines maisons déclinent l’esprit de la marque sur une ligne consacrée, tandis que d’autres (Anne Valérie Ash, April May) reproduisent leur vestiaire en version enfant.
Mais que penser des robes spectaculaires arborées par de très jeunes filles, répliques identiques de leur maman (mannequin) qui défile à leurs côtés ? Le défilé Couture d’Elie Saab pour cet automne (2016) illustre ce questionnement. Avant lui –en mars 2015– les italiens Dolce & Gabbana, chantres de la famille traditionnelle, avaient déjà fait défiler des couples mères-filles pour célébrer la maternité, soulignant cette nouvelle tendance de mini-femmes copiées-collées de leur maman. Et on se souvient des campagnes de la très parisienne marque Comptoir des Cotonniers qui tablaient largement sur cette idée : un style qui se transmet de mère en fille.
Copies conformes ?
Cependant, obtenir une photocopie de soi, à échelle réduite, peut poser des soucis de fonctionnalité. Surtout, est-ce bien « éthique » de vêtir une petite fille de deux ans comme une femme de 30 ans miniaturisée ? Quelle est la limite? Quelle image donne-t-on de l’enfance ? Princesse ou appel au “sugar daddy” ? Et si la motivation principale des parents semble donc de révéler via le look de leurs enfants le sens du style familial, ne devrait-on pas rester dans les limites d’une certaine décence, ne serait-ce que pécuniaire ?
Sur ce point, les marques de luxe ont étoffé leurs rayons avec des arguments marketings bien calibrés et fructueux. Car pour les enfants, il n’y a pas que la taille qui est réduite, le prix aussi! Un trench Burberry à 200 euros reste cher mais pas inaccessible. Habitude des privilégiés, le luxe devient le possible de tous. Et pour séduire directement les enfants, on instaure désormais des lignes complètes, avec des boutiques dédiées comme Young Versace à Milan, ou des modèles pensés pour les kids comme Roger Vivier et ses ballerines Gommette.

La boutique Young Versace à Milan.
Le nouveau crédo ? Internet bien évidemment avec l’éclosion de l’offre en ligne pour le marché junior. Ou comment toucher les jeunes via leur outil de prédilection avec des sites de vente privées (Net à Porter, Brandalley) ou multimarques. Si l’acte d’achat final, le clic avec carte bancaire à la main, est encore maitrisé par les parents, l’enfant et l’ado sont suffisamment exposés en amont pour décider de ce qu’ils veulent. “Les enfants savent surtout de plus en plus tôt ce qu’ils veulent porter. Il ne sert donc à rien de ne s’adresser qu’à la mère après 4 ans« , a encore déclaré au journal Le Monde, Chrystel Abadie Truchet.
Graines de stars

De même, le succès des mini-me et le phénomène des mini-fashionistas sont intimement liés aux réseaux sociaux. Les stars d’aujourd’hui s’appellent Willow Smith, ou encore Romeo Beckham, payé 57 000 euros pour un clip publicitaire Burberry (une journée de tournage). Les parents affublent leurs chérubins de pièces de luxe, puis les affichent sur Instagram –hashtag à l’appui–, surexposant l’enfance à travers une mise en scène perpétuelle. L’exemple le plus flagrant ? Alonso Mateo, cinq ans, fils d’une styliste mexicaine installée aux Etats-Unis, dont les looks très étudiés sont postés quotidiennement et suivis par plus de 20 000 personnes.
Les parents qui veulent mettre en avant le style de leur enfant peuvent même utiliser des outils dédiés. Comme Children With Swag, un site où l’ont peut uploader la photo de son chérubin over looké. Enfin, des blogs se spécialisent dans la chasse à l’enfant stylé dans les rues.
En face, les marques ont su saisir la balle (marketing) au bond. Les campagnes où des enfants jouent les top-modèles sont légions, avec les même ambitions que les campagnes “pour adultes”: asseoir l’image de la marque et continuer à véhiculer les valeurs aspirationnelles du luxe.
Et demain ?
Dans une société qui cultive le jeunisme, les codes des adultes sont paradoxalement adoptés de plus en plus tôt par les enfants. Des adultes qui voudraient être jeunes, des enfants qui s’habillent et adoptent des comportements d’adulte pour finir par devenir les leaders d’opinion non plus de leur génération, mais de celle d’avant… Cherchez l’erreur.
Avec l’engouement pour les pratiques alternatives offertes par le web comme le dépôt-vente et les marketplace, les experts prédisent donc des lendemains qui chantent aux marques de luxe pour enfant –malgré une concurrence de plus en plus rude. En somme, un petit marché qui n’a plus rien à envier aux grands.

L’engouement du street style pour enfants, ici à Seoul.